La révolte paysanne- Janvier 2024

Philippe Brindet - 04/02/2024

Je crains que la virulence apparente de la révolte des agriculteurs français ne nous conduise à une grave erreur d'interprétation. Leur retrait soudain devrait nous alerter, nous alarmer même. La situation est beaucoup plus grave que nous pourrions le penser.

Un conflit social qui n'en est pas

La première idée reçue qu'il faut écarter avec résolution, c'est celle de la tradition sociale. Non, le mouvement des agriculteurs français n'est pas animé par la conscience de classe ou toute autre du même genre que leur niveau de vie ayant baissé, les agriculteurs ont lancé un mouvement social de protestation pour obtenir une juste hausse de leurs rénumérations.

C'est pourtant ce que tout nous pousse à admettre.

Pour montrer la putréfaction de la protestation agricole, considérons que le mouvement de révolte est déjà terminé. Il aura duré, allons, mettons deux semaines en comptant large. Et l'accord de sortie de crise, temporaire peut être, a été "signé" - ne demandez pas à voir un document authentique, d'ailleurs sans aucun intérêt - entre le premier ministre et le président- directeur général du groupe agro-alimentaire Avril, 5 milliards d'euros de chiffres d'affaire.Or, la politique agricole est entièrement contrôlée par l'Union Européenne qui place l'agriculture européiste entièrement sous tutelle, entre réglementations destructrices et subventions mortelles.

Or, maître dictatorial de la politique agricole, l'Union Européenne distribue les subventions au monde agricole européen. Juste assez pour soutenir les copains et pas du tout pour éliminer les "inutiles". Dans cette "Europe", le gouvernement français a une voix sur 27. EN revanche, la France est un leader forcené pour la destruction totale de l'agriculture comme elle l'a été de l'industrie et de l'énergie. L'iniquité de la PAC se révèle par son critère de distribution des subventions : au prorata du chiffre d'affaire de l'exploitation agricole. Le résultat, c'est que Monsieur Rousseau - le P-DG de Avril - est devenu milliardaire et que le petit exploitant agricole du Tarn-et-Garonne touche en moyenne 332 euros de revenus mensuels. C'est beaucoup pour l'un et très peu pour tous les autres ...

Ah, j'allais oublier, Monsieur Rousseau, P-DG du Groupe Avril et de plusieurs autres exploitations agricoles de plusieurs centaines de millions de chiffre d'affaire, est aussi président de la FNSEA et des Jeunes agriculteurs, signataires de l'accord avec le gouvernement français. Gouvernement politiquement incompétent pour décider de la politique agricole puisqu'elle est du ressort de l'Union européenne.

La crise agricole et sa résolution sont donc une farce politique. Jouée aux dépens de la majorité des agriculteurs français, pas contents, mais bernés.

Qu'est-ce que c'est qu'un paysan en Europe ?

C'est quelqu'un qui a une terre - qu'il possède ou qu'il loue - et qui, depuis une à dix générations, se lève le matin en regardant le soleil se lever pour l'éclairer et se couche le soir en ayant regardé de soleil se coucher sur sa terre. Travailler dur, il sait faire. Il ne sait même faire que çà, parce que sa terre, il l'aime. Et cet amour n'a pas grand chose avec l'amour de "l'outil de travail" cher aux sociologues. C'est bien plus fort. S'il gagne mille avec sa terre, il est content. Il s'arrange pour que son économie lui permette de vivre lui, sa famille et ses travailleurs agricoles s'il en a besoin.

En général, il ne revendique rien d'autre qu'on lui fiche la paix.

Et si vous examinez la situation du paysan en Allemagne, en Hollande, en Italie, en Espagne, c'est pareil ...

Mais, le paysan français a un problème. Un problème historique.

Dans les années 1900, s'est construit un mouvement solidariste, mutualiste, et socialiste. Il a donné aux paysans un cadre social qui leur donnait la conscience d'exister comme un monde clos, défendu contre les sociétés urbaines. La ville, c'est l'ennemi du paysan. La vieille affaire entre le rat des champs et le rat des villes .... Mais ce monde paysan s'est trouvé constituer une valeur nationale notamment lors de la débâcle de 1940 où il était quasiment la seule valeur restante. Et les socialistes au pouvoir lors de cette débâcle l'ont bien compris qui ont fondé leur politique de restauration "nationale" sur le "paysan". C'est le corporatisme socialiste qui a fédéré les paysans français.

Lorsque la France a repris son indépendance, les vainqueurs ont tout fait pour dissimuler le rôle des paysans dans la fantaisie corporatiste de Vichy, mais le monde paysan a conservé sa structure corporatiste. Avec le rôle essentiel et maître des "syndicats" qui sont le résultat de l'épuration menée en 1945 et après ...

Et le piège s'est refermé sur le paysan français. Dans les années 70, un grand dépendeur d'andouilles, Chirac, offre le monde paysan français pour "nourrir l'Europe" ... C'est le vrai début de la politique agricole commune, la PAC [1], la Grande Europe ... L'"excellence" de l'agriculture française allait nous donner un avantage concurrentiel sur la finance et l'industrie allemande ... Et de fait, nous avons tous l'idée reçue que la France est l'une des toutes premières puissances agricoles au monde ... Je ne dirai rien de plus à ce sujet ici.

Du coup, le monde agricole français s'est laissé flatter par l'Europe de la PAC. Or, la PAC a une ambition parfaitement claire et revendiquée : subventionner et réprimer [2]. Très simplement, l'Union européenne explique aux agriculteurs : "Grâce à la PAC, je baisse les prix agricoles de sorte que vos exploitations ne sont plus rentables. En contrepartie, je vous donne des subventions pour vous permettre de survivre à des prix artificiellement bas. Mais en échange, vous obéirez à mes réglementations. Sinon : plus de subvention !" ...

Et les paysans ont "marché". Ils y ont cru. Bernés par leurs organisations corporatistes dont c'est le but essentiel.

L'effet a été terrifiant. En 1960, il y avait six millions de paysans français. En 2020, il en restait quatre cent mille ... Tout est dit.

Le paysan français, fonctionnaire de Bruxelles

Déjà réduit en esclavage par le vieux corporatisme agricole des années 30, le paysan français va aliéner davantage sa liberté en appliquant servilement les réglementations de Bruxelles.

Dans les années 70, il va spécialiser son exploitation en rejoignant des coopératives, qui, sur ordre de Bruxelles, lui feront supprimer ses haies, pourrir ses champs avec des tonnes de produits chimiques pour lui permettre de baisser son prix, ... Le paysan a obéi servilement, même s'il a dû s'endetter auprès du Crédit Agricole pour s'équiper avec des tracteurs américains, hors de prix. Il était fier de se transformer en ingénieur mécanicien. Surtout que, progrès technique aidant, il a fallu s'électroniser, puis s'informatiser. Et le paysan est devenu ingénieur informatique avec ses photos satellite pour déterminer la date des récoltes, ses GPS pour régler la moisonneuse-batteuse, ...

Tous ces "intrants" technologiques, le paysan les a lui même désirés parce qu'il a été configuré à ces évolutions par les organisations corporatistes (Chambres d'agriculture, syndicats, lycées agricoles, ...)

Le mouvement environnementaliste s'empare peu après du monde paysan. Le paysan et son bon sens ancestral renâclent un peu. Mais la pression des bourgeois des villes, le fait que beaucoup de paysans renonçaient à la campagne et partaient s'installer à la ville, la mise en place d'ONGs environnementalistes, leurs "missions" d'"évangélisation" ... partout dans les organisations agricoles, l'ont conduit le monde paysan à remettre en cause le modèle productiviste.

Or, très rapidement, le mouvement environnementaliste va s'effondrer, emporté par plus radical que lui. L'écologie, elle-même de plus en plus radicale, prend peu à peu le pouvoir au détour de klan deux mille. Pas par les campagnes, mais d'abord par les villes et la politique. Et donc par les organisations bruxelloises. Les réglements se multiplient qui contredisent les règlements européens antérieurs. Les prix s'effondrent davantage parce que, avec l'OMC, de nouveaux pays - Brésil, Inde, Chine, ... - interviennent sur le marché agricole. Ainsi, il ne faut plus utiliser de pesticides qui salissent les cours d'eau des citadins. Il faut même replanter les haies pour redonner les petits oiseaux aux week-ends des bourgeois des villes. Et l'écologie se radicalise de plus en plus. Le machinisme agricole accroît les émissions de CO2 : interdiction des tracteurs à fioul, interdiction de la défiscalisation des taxes pour le GNR. Les troupeaux de l'élevage produisent du méthane responsable de l'effet de serre :interdiction d'élever des troupeaux. Les terres céréalières sont polluées par les pesticides : interdiction de cultiver de céréales. Mais obligation des jachères.

Le paysan râle, mais, en bon fonctionnaire de Bruxelles, il obéit. Il s'acharne à semer des formulaires sur Internet, tremblant de ne pas récolter de subventions. Grâce à ses formulaires remplis scrupuleusement, le paysan permet à la machine agricole européiste de semer des réglements stupides et de récolter des paysans morts. Sans les subventions, bien des paysans seraient en faillite. 35 euros de remboursement de taxes de GNR, beaucoup savent que çà représente 10% de leur revenu ...[3]


Que l'on ne s'y trompe pas. Le paysan, l'agriculteur, s'est laissé berner parce qu'il n'avait pas beaucoup de moyens de faire autrement : la nasse idéologique du régime politique occidental s'était refermée sur lui comme sur beaucoup d'autres professionnels. Et çà a mis 60 ans : la PAC date de 1962.

Mais d'autres professions se sont elles aussi fait berner. Et pas par la PAC !...

Les médecins et autres soignants sont pratiquement devenus les dactylos de la Sécurité Sociale pour les privés et en plus des ARS pour les hospitaliers. En échange des données de santé de leurs patients, ces derniers reçoivent les subventions "maladie" avec une sorte de jubilation de recevoir de l'argent pour rien. Le tout sous le fouet des protocoles et des réglements ahurissants de bêtise et de toxicité édictés par les fonctionnaires de santé et leurs corrupteurs des firmes pharmaceutiques.

Les ouvriers, techniciens et ingénieurs de l'Industrie ont subi le même sort que leurs confrères de l'agriculture ou de la médecine : on les a euthanasiés à coups de normes stupides - comme dans le cas de l'automobile - et autres réglements qui avaient comme unique but de détruire l'industrie et de la déplacer ... en Chine. C'est fait. Et ouviers et paysans n'ont plus que leurs yeux pour pleurer. Sous les éclats de rire de Macron et de Attal. De Von der Leyen et de Gates ...

Le réveil pourrait être terrible [4]. Paysans, ouvriers, même combat ?





Notes

[1] "Lancée en 1962, la politique agricole commune (PAC) de l'UE est un partenariat entre l'agriculture et la société et entre l'Europe et ses agriculteurs. ", https://agriculture.ec.europa.eu/common-agricultural-policy/cap-overview/cap-glance_fr.
"En tant que président de la République, Jacques Chirac exprimera notamment son engagement européen à travers son soutien inconditionnel à la Politique Agricole Commune. , https://agriculture.gouv.fr/jacques-chirac-et-le-monde-agricole-une-histoire-vraie

[2] "La politique agricole commune (PAC) apporte un soutien aux agriculteurs, aux filières agricoles et aux territoires ruraux, tout en luttant contre le changement .climatique ...", https://agriculture.gouv.fr/politique-agricole-commune.

[3] "En moyenne sur les années 2004à 2006, la part des subventions dans le revenu dépasse très nettement 100 % pour les exploitations spécialisées en production de céréales, oléagineux et protéagineux, en production bovine orientée vers la viande et en production ovine, contre moins de 10 % pour celles de maraîchage, fleurs et viticulture d’appellation. En 2006, 20% des exploitations perçoivent 43 % de l’ensemble des aides.", Source Insee https://www.insee.fr/fr/statistiques/1373301?sommaire=1373307

[4] Lire Michel Maffessoli, L'Ère des soulèvements, Paris, Cerf, 2021, 182 p.

Revue C-Politix (c) 04 Février 2024