Les égalités du capitalisme américain

Philippe Brindet - 22 Novembre 2020

J'ai, pendant très longtemps, été révulsé par les "discours" sur "les" inégalités que tenaient dans une louche complicité politiciens et économistes. Pétri d'idées reçues sur les droits de l'homme - Tous les hommes sont libres ét égaux (... en droits ...) - j'ai d'abord et très vite admis que la liberté était la moins partagée des valeurs démocratiques. Avec 1300 lois nouvelles chaque année, 100;000 décrets et plus de 300.00 arrêtés, il n'y a bien entendu plus qu'un fantôme de liberté. Mais, la mise en cause de la démocratie occidentale sur la base d'inégalités prétendues ne me convaincait pas. L'argument avait trop servi à la "gauche" pour mettre en péril ma société occidentale. Et mon honnête médiocrité me paraissait partagée par tous. Cela suffisait à démontrer l'égalité dans notre société occidentale.

C'est peut être il y a quinze ans - un peu plus, un peu moins - que j'ai découvert que les clochards que j'avais toujours connu, n'étaient plus ces doux pochards qu'un accident - absolument accidentel, donc rare - avait mis à la rue. Ceux qui venaieint après eux n'étaient plus du tout des clochards. Je découvrais avec les petit-bourgeois de ma classe l'horreur des SDF, une masse de plus en plus forte de gens qu'aucun accident de la vie, aucune soulographie n'avaient projetés aux marges de notre société libérale avancée. Ces SDF étaient mes frères, mes semblables. Ils avaient souvent fait les mêmes études que moi, pratiquaient des métiers proches du mien.

Un soir, je rentrais par les transports en commun dans ma lointaine banlieue et regagnais mon domicile par une rue mal éclairée et un peu déserte. Un homme grand, vêtu d'un simple pull, alors que je me serrais frileusement dans un manteau d'hiver, m'a abordé de face, la main tendue. Il m'a dit une seule chose : "J'ai faim". J'ai compris que cet homme, c'était moi sauf que moi, j'avais un manteau et pas encore faim. D'un coup, éclatait le mensonge : où était passée mon égalité ?

Et puis, peu après, deux évidences sociales sont apparues en Occident : l'appauvrissement extraordinaire de la petite-bourgeoisie, des classes moyennes si vous préférez, et l'enrichissement aussi extraordinaire d'une caste de super-riches, Gates, Bezos, Zuckerberg, si vous voulez. Depuis, ils sont devenus les hyper-riches et nous les sans-dents, les Gilets Jaunes. Et la tromperie, c'est que nous sommes persuadés d'être riches parce que nous partons en croisière aux Bahamas et que le hall d'entrée de notre immeuble est en marbre avec des poignées dorées. Comme les riches d'il y a cinquante ans, croyons nous. Mais, je vous assure, cette richesse débile n'a rien à voir avec celle des hyper-riches ... Et, bien entendu, rien à voir avec la richesse d'il y a cinquante ans !

Il existe deux peuples en opposition dans la démocratie des Etats-Unis

Et je lis un article éclatant de Charles Hugh Smith, un économiste américain qui réfléchit sur les élections présidentielles américaines 2020 dans un article de blog : "The One Chart That Predicts Our Future" Il publie une figure de l'institut d"études économie Brookings :

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Ce graphique montre que les 500 comtés les plus riches qui ont voté pour Biden accumulent 70% du PIB des Etats-Unis, tandis que les 2.400 comtés les plus riches qui ont voté pour Trump n'en ont que 29%.

De manière très judicieuse, Smith en déduit qu'il existe deux économies sans aucun rapport l'une l'autre. Mais, c'est de deux peuples sans aucun rapport démocratique qu'il faudrait plutôt parler, sauf que l'un est l'esclave de l'autre.

J'estime qu'en France, toute proportion gardée - nous ne sommes qu'une pâle copie des Etats-Unis - la même situation économique et la même situation politique co-existent alors que c'est impossible. Et c'est le cas de tout l'Occident américanisé.

L'hyper-richesse n'est pas fondée sur le progrès technique et ne lui apporte rien

Je voudrais ici attirer l'attention de mon lecteur sur une particularité tout à fait regrettable de l'origine de la richesse des hyper-riches. La plupart d'entre eux se fondent sur des inventions datant d'il y a vingt à quarante ans.

Prenez le cas de Microsoft, qui a fondé sa richesse et celle de Bill Gates sur un système d'exploitation Windows. Toutes les techniques encore mises en oeuvre dans Windows 10 se trouvent dans les réalisations des années 1970. Sauf que Microsoft est devenu le seul opérateur économique des systèmes d'exploitation - ou peu s'en faut - il n'a apporté strictement rien au progrès technique.

Prenez le cas de Amazon dont le dirigeant et fondateur, Jeff Bezos possède une fortune dépassant 200 milliards de dollars quand son entreprise vaut plus de 1.600 milliards de dollars. Cette entreprise n'a strictement rien apporté au progrès technique et elle n'a exploité que deux techniques qui existaient en 1994, date de la création de Amazon, sans subir mieux que des perfectionnements de masse, le web et la logistique.

Prenez le cas de Facebook fondé par Zuckerberg. Cette entreprise tire son existence d'une technique qui existait parfaitement en 2004 lors de sa création. Elle utilise le web et son unique service est de servir de Trombinoscope à des individus en mal d'egos. Elle n'apporte aucun progrès technique et n'en demande aucun notable. Facebook gagnait plus de 18 milliards de dollars en 2018 et la fortune de Zuckerberg est estimée à plus de 68 milliards de dollars.

Même si vous considérez la firme la plus "technique" des "grosses" entreprises américaines, Apple, ses ordinateurs utilisent tous des circuits intégrés qui ont été développés dans les années 1990. Depuis, aucune avancée majeure ne se trouve dans les ordinateurs d'Apple et ses systèmes d'exploitation ne sont pas plus avancés, à quelques détails près, que ceux de Microsoft. La capitalisation de Apple en aout 2020 s'élève à 2.100 milliards de dollars.

Tous ces exemples pour affirmer qu'en réalité, les hyper-riches ne constituent pas leur hyper-richesse sur un apport constructif de la société occidentale, mais au contraire, ils sont de vulgaires profiteurs d'un gigantesque effort de progrès technique qui s'est terminé il y a plus de trente ans.

Or, ces hyper-riches n'existaient pas, sauf peut être deux ou trois exceptions, avant les années 1980. Il faut en déduire que cette hyper-richesse ne se justifie par rien. Et cette absence de justification explique la formation d'un antagonisme entre deux peuples : le peuple des gens laborieux qui héritent de la société des années 80 et tentent de poursuivre leur chemin civilisationnel et le peuple des hyper-riches qui s'est complètement séparé des héritiers et dont il n'a plus aucun besoin.

Une telle assertion pose deux questions :

  • le peuple des hyper-riches est-il limité aux hyper-riches ; et
  • comment les deux peuples antagonistes co-existent.
  • Le peuple des hyper-riches

    On apprend des statistiques que les hyper-riches appartiennent à un groupe de 0,1% des américains qui possèdent autant que 80% des américains. Avec 400 millions d'américains, on parvient à un groupe de 400.000 personnes. C'est bien entendu beaucoup trop. Selon Forbes, on apprend que, en 2019, il y avait :

    RégionNbe de milliardairesValeur totale
    en milliards USD
    Monde2.4008.600
    USA6502.300 (estim.)
    Chine3001.000 (estim.)
    Russie100400 (estim.)
    Inde95390 (estim.)

    En France, on compte de 50 à 100 milliardaires selon les méthodes comptables. L'un d'eux, Bernard Arnaud, est la deuxième plus forte fortune mondiale derrière Bezos. Arnaud n'est pas plus inutile que Bezos : il a fait fortune dans l'industrie du luxe.

    Wikipedia indique : "En 2018, la fortune des milliardaires dans le monde a augmenté de 900 milliards de dollars, alors que celle de la moitié la plus pauvre de la population de la planète a reculé de 11 %.".

    Il faut noter le peu d'intérêt de ce genre de statistique. En effet, tout d'abord les sommes indiquées correspondent aux fortunes personnelles qui sont largement disjointes de leurs entreprises et affaires. Ainsi Bezos ne possède "que" 16% d'Amazon sur lequel il a un contrôle presque total. Par ailleurs, les plus puissants des hyper-riches pourraient très bien ne pas laisser apparaître leur fortune et tous ont besoin d'un certain nombre de relations économiques et financières, politiques et sociales pour vivre. Il est apparent qu'un certain nombre d'individus, en sus des serviteurs dont les hyper-riches doivent s'entourer, sont nécessaires à leur survie. Des individus souvent loin de la fortune des hyper-riches et comprenant divers professionnels et les représentants des divers pouvoirs auxquels les super-riches s'affrontent pour maintenir leur puissance. Parmi ces pouvoirs, se trouve, bien entendu, le pouvoir politique.

    De ce point de vue, on note que, bien que milliardaire lui-même, Donald Trump pourrait être le bon exemple d'un riche qui n'est pas membre de la caste des hyper-riches, ou alors qu'au moins au cours de son catastrophique mandat pendant lequel les hyper-riches se sont d'ailleurs fortement enrichis, il les a déçus. Ils lui ont préféré Biden, dont la fortune d'ailleurs est bien plus médiocre, bien que les affaires de son fils Hunter, révélées par la presse, laissent entendre que la fortune de Biden pourait être supérieure à celle qu'il déclare au fisc de son pays. Chose dont les hyper-riches ne se préoccupent pas ... Et d'ailleurs, bien que cela soit connu depuis plus d'un an avec l'affaire Burisma, cela n'a en rien entravé ni sa nomination comme candidat des hyper-riches, ni son élection à la Présidence des USA. Mais il est probable que la caste des hyper-riches n'a pas besoin de détenir le plus haut niveau de contrôle de la démocratie. Un laquais y suffit.

    Si on intègre l'ensemble de ces personnes et "alliés" au moins temporaires, et que l'on estime que chacun des 2.000 hyper-riches milliardaires a besoin de 100 personnes pour maintenir sa puissance et que chacune de celles-ci a besoin de 20 personnes pour l'assister, on parvient à une estimation de la masse de la caste des hyper-riches, autour de 2.000 milliardaires = 2.000 * 100 (1 + 20) = 4,2 millions, soit 0,6% de la population mondiale. La plupart des 7 milliards d'êtres humains ne présente probablement aucun intérêt pour cette caste.

    Je voudrais faire une autre observation. Il faut s'interroger sur la cause de la fortune de ces hyper-riches. Bill Gates lance Microsoft parce que sa mère était au conseil d'administration d'IBM et qu'elle a proposé à son Président de laisser le produit PC-DOS à son fils Bill. C'est devenu MS-DOS, puis Windows. Si vous prenez le cas de Bezos, le même problème se pose. L'idée d'une librairie en ligne est certainement palpitante. Mais l'effet de taille que Bezos est parvenu à lui donner interroge sur les appuis qu'il a reçu. Si vous considérez beaucoup de milliardaires russes, il s'agit d'oligarques de l'époque Eltsine qui ont, avec la protection des banques américaines appelées par Eltsine, fait main basse sur les ressources pétrolières et minières de la défunte Union soviétique. Comment ne pas y trouver la faiblesse des sources de cette hyper-richesse ...

    L'antagonisme des peuples

    En examinant les mouvements sociaux depuis ces cinquante dernières années, le modèle qui avait été le notre au cours de l'immédiat après-guerre, était dissimulé derrière une description vaguement hégelienne : celle de la lutte des classes. C'est d'elle que devait sortir le progrès social révélé par la défaite annoncée du capitalisme et l'avènement d'une société sans classe, menée par l'ancien prolétariat libéré par son triomphe.

    On admet souvent que cela ne s'est pas passé comme cela. En sus de la caste des hyper-riches, il existe un groupe social extrêmement répandu qui est celui des grand-bourgeois, travaillant au triomphe du capitalisme. Un triomphe jamais atteint, mais jamais défaillant. La classe ouvrière a littéralement disparue, happée entre la misère absolue et la demie misère de la petite-bourgeoisie. Les antagonismes de classe se sont déplacés. En fait, pour être plus réalistes, "on" les a déplacé dans la lutte des sexes, la lutte des genres, la lutte des "noirs", la lutte LGBT, et à l'infini ...

    Mais, malgré des récriminations contre la richesse des hyper-riches et contre la misère des "sans-dents" il n'existe plus de conscience de classe. Seuls peut être les hyper-riches donnent le spectacle d'une classe lorsqu'on voit qu'ils organisent leur domination en évitant soigneusement de se placer en concurrence les uns les autres. Le drame des "pauvres", c'est qu'il n'existe aucun mouvement politique capable d'organiser au niveau politique une quelconque lutte. Quelques révoltes éphémères, généralement vite détournées par l'Etat à la solde des hyper-riches et tout rentre dans l'ordre.

    On remarque que la haute bourgeoisie qui subsiste encore est essentiellement composée de hauts fonctionnaires appartenant à l'Etat et souvent aussi aux entreprises. Il existe une entente manifeste entre l'Etat moderne et le capital pour contrôler la société et ce contrôle s'exécute de plus en plus au bénéfice des motifs de la caste des hyper-riches.

    Ce qui résulte d'un examen dépassionné de la situation économique et sociale, c'est bien un appauvrissement constant depuis au moins l'orée des années 80 de la classe ouvrière et de la petite-bourgeoisie, soit certainement plus de 90 % de la société. Probablement à cause d'un accaparement de la monnaie, il est possible de faire croire à une hausse "moyenne" continue du "pouvoir d'achat" de la majorité de la société. Tout le monde a obtenu le réfrigérateur et la télévision qui étaient les objectifs de la prospérité des classes laborieuses des années 70.

    Mais, en réalité, cette "conquête" était déjà réalisée en 1980. Et depuis, si on excepte les croisières de masse et une certaine extension des vacances au soleil ou à la neige, les classes autrefois laborieuses n'ont guère gagnées que le chômage et - pour les appeler à la suite d'un auteur américain, David Graeber - les emplois de merde.

    Il est donc clair que l'antagonisme entre les hyper-riches et le reste du monde ne s'inscrit pas dans le cadre oublié de la lutte des classes. A l'égard des hyper-riches, on sent seulement l'existence d'une sourde rancoeur suscitée par l'évocation fabuleuse de leur richesse quand nous la comparons à la misère commune. Rien de plus. Les hyper-riches peuvent dormir tranquilles. La société n'est pas prête à les combattre. Au contraire.

    Par contre, une constatation s'impose en Occident. Nous sommes de plus en plus pauvres et, étrangement, nous percevons que la plupart des "innovations sociales" dont nous gratifie le régime en place - politiciens et patrons alliés - tendent à nous placer dans une soumission de plus en plus étendue à l'Etat. L'effarante accumulation de lois et de réglements, la création de régimes absurdes comme celui de "travailleur indépendant", l'"uberisation" des emplois, leur précarisation, la raréfaction des opportunités d'entreprises indépendantes et bien d'autres manifestations, tout concourt à nous asservir. En échange, nous attendons de l'Etat qu'il assure par un moyen ou un autre notre survie.

    Le scandale de la Covid-19 a révélé un Etat, presque partout en Occident américanisé, autoritaire, foulant aux pieds les valeurs constitutionnelles, souvent à peine à l'abri d'un vague régime d'exception. Mais en échange, l'Etat assure la subsistance de pans entiers de la société par les chômages partiels et les prêts aux entreprises arrêtées, comme c'est le cas français. Dans la morale "relâchée" des politiciens, les horreurs du confinement sont contrebalancées par les largesses de l'Etat. Bien sûr, il y a des oubliés. Mais l'Etat nous rassure, ils sont peu nombreux et, je vous le demande, n'y a-t'il pas toujours des perdants ...

    Si on examine les motivations profondes de l'Etat, presque partout en occident américanisé, on constate un mépris absolu de la mort des gens. Seulement un jeu subtil avec la terreur que l'évocation de ces morts génère dans le public aveugle et sans mémoire. C'est avec la menace de deux millions de morts aux USA et de 500.000 en Grande-Bretagne que l'épidémiologiste" Ferguson, le gourou des Etats occidentaux, a imposé la politique sanitaire de l'Occident américanisé. Avec interdiction absolue de soigner les malades au prétexte que la Covid-19 était une maladie nouvelle pour laquelle aucun médicament n'était autorisé. On a "saturé" des hôpitaux avec des patients qu'on ne soignait pratiquement que par "accident" et on a laissé mourir enfermés les vieillards dans leurs institutions.

    Ce mépris des gens caractérise l'antagonisme entre la caste des hyper-riches et des politiciens, leurs nervis, et la société réelle. Mais cette société réelle ne l'a pas encore compris. La honte de l'opposition démocratique en Occident américain, c'est de ne pas avoir organisée la contestation de la politique imposée par le régime. Pire, c'est d'y avoir largement collaboré.

    Quand les esprits encore libres exhument les écrits sur la caste des hyper-riches et de leurs affidés produits depuis plus de vingt ans et qu'ils identifient l'objectif mortel du "Great Reset", la caste des affidés ne sait que crier au complotisme. Elle est incapable de démontrer une autre intention.


    Revue C-Politix (c) 22 Novembre 2020