Quelques observations sur la nouvelle administration russe

Philippe Brindet - 19/05/2024

Andréï Belouzov a été nommé Ministre de la Défense. Alors que son prédecesseur était un militaire, Belouzov est un économiste, ce qui en a étonné plus d'un. Du moins en Occident. Or, la personnalité de Belouzov pourrait encore plus étonner si les occidentaux connaissaient le fond de sa pensée.

Un quotidien russe en langue anglaise a publié un article (‘Making mistakes is acceptable; lying is not’ - new Russian defense minister in quotes, Georgiy Berezovsky sur rt.com - 14 May, 2024) qui recense les opinions de Belouzov qu'il a exposées lors de diverses interventions publiques dans les mois qui précédèrent sa nomination à la Défense. On résume ici les informations qu'on peut en tirer.

Belouzov est principalement un professeur d'économie politique et un chercheur de ce domaine. Depuis vingt ans, il fait partie d'instances gouvernementales russes qui mettent au point différentes stratégies économiques partout dans l'économie de la Fédération de Russie. Il n'est donc pas un inconnu dans les sphères du gouvernement fédéral russe. Ici, nous nous intéressons à ses fondamentaux politiques, économiques et culturels qui présentent, en Russie une importance capitale. Là-bas, tout le monde lit Soljenitsyne et Zinoviev, Dostoïevsky et Pasternack, écoute Chostakovitch et récite du Pouchkine. C'était la culture des politiciens occidentaux ... avant Giscard. Maintenant Macron écoute du Aya Nakamura en préparant ses discours en verlan. Il est persuadé de pratiquer les langues anciennes ...

La Russie conservatrice peut aider à sauvegarder les valeurs traditionnelles de l'Occident chrétien

Selon Belouzov, la Russie devrait suivre la voie d'un conservatisme modernisé. En fait, la Russie veut préserver les valeurs occidentales traditionnelles. L’Occident - USA et UE - a abandonné ces valeurs traditionnelles et est passé à une idéologie anti-traditionnelle dans le cadre du progressisme postmoderniste. Belouzov a insisté sur la préservation des valeurs occidentales historiques, parce qu'elles sont pour beaucoup les valeurs de la civilisation chrétienne occidentale, de la civilisation européenne. Pour Belouzov, la Russie peut devenir la gardienne de ces valeurs. Cela peut paraître paradoxal, pour un pays lié à l'Asie, mais c’est la ocation multiculturelle de la Russie moderne. À cet égard et malgré les apparences, Belouzov estime qu'il serait erroné de qualifier l’Occident d’ennemi ... En effet, en Occident, certaines élites ... et des pans considérables de la société sont associés aux valeurs traditionnelles. Et à cet égard, ils peuvent saisir cette paille, cette chance que leur offre la Russie de préserver certaines de leurs valeurs.

La position de Belouzov est certainement alignée avec celle soutenue souvent par Poutine. Et elle explique la haine quasi viscérale que suscite le régime russe auprès des actuels dirigeants de l'occident progressiste.

La Russie a été mise à la porte du "monde globalisé" des USA, mais, elle du moins, garde sa souveraineté ...

Le monde global - du moins dans l’esprit de ses idéologues américains - était monocentrique et centré sur les USA. Le bloc dirigeant du monde global était composé du noyau anglo-saxon et de la « vieille » Europe qui la rejoignait et, ensemble, ils dirigeaient le monde. Selon l'appréciation de Belouzov, la Russie était destinée par sa nature européenne à se joindre à ce monde. D’ailleurs, Belouzov souligne les efforts de la Russie pour s'intégrer ... Mais Belouzov estime que, en quelque sorte, la Russie a été mise à la porte ou, plus factuellement, a été conduite à s'écarter du bloc dominateur.

C'est, pour Belouzov, la cause de la formation de l’idéologie d’un monde multipolaire qui consiste d'abord à développer une certaine dépendance à soi, semblable au concept du Soi de Carl Jung. C’est différent du « personnage » ou du « masque » que l’on porte. Tous les pays souverains devraient posséder ce concept du Soi. Les pays qui ne sont pas souverains, par définition, ne peuvent pas le posséder. Belouzov a affirmé respecter profondément des pays comme la Hollande, les Pays-Bas. Mais, ils ne possèdent pas de souveraineté.

La position de Belouzov est une fois encore, proche de celle de Poutine. Sur sa tentative de s'associer au monde global des américains, on peut rappeler ses négociations avec Georges Bush à qui il proposait que la Russie intègre l'Otan. Mais, en 2007, à la Conférence sur la Sécurité de Münich, Pourine comprend que la Russie n'est pas admise au monde global, que les USA veulent seulement piller ses ressources naturelles et il met en place à la fois un avertissement à ceux qui veulent abattre les suverainetés légitimes et dresse le plan du monde multipolaire qu'il propose en opposition au monde global" des américains.

La Russie est d'abord une culture et son économie en découle secondairement

Belouzov estime que toute nation dispose d'un « Soi ». La Russie n'a pas d’autre choix que de redécouvrir ce Soi. Belouzov insiste que la condition préalable la plus importante pour [former] le Soi est une grande culture. La Russie a son propre code culturel, sa propre identité culturelle, que la plupart des pays et des peuples n'ont pas. Belouzov cite Dostoïevski, dans des ouvrages comme « Le Journal d’un écrivain », qui l’a exprimé avec précision. Et bien d’autres écrivains des XIXe et XXe siècles en ont parlé aussi. La classe dirigeante russe doit faire en sorte que les gens comprennent qu’ils portent en eux ce code culturel. Cela devrait se faire par divers mécanismes - par le patriotisme, par l'éducation, par l'expérience des pères et grands-pères... A partir du moment où le "Soi" culturel fonctionne de manière souple, les tâches économiques sont secondaires. Elles sont complexes, mais surmontables, puisque le Soi culturel apporte tout ce dont il est besoin pour y parvenir.

La division des élites russes

Belouzov estime que depuis des siècles l'élite russe est profondément divisée et indocile. Ainsi en 1917, la moitié était attachée au Tzar et l'autre à la Révolution. Exactement la même chose est intervenue en 1991 où les élites se divisèrent en deux. Bezoulov estime hautement nuisible d'aller contre cette tendance et de rechercher une unanimité. Il faut au contraire créer un contexte, un envirionnement qui guide la majorité des élites dans la direction que la Russie démocratique veut suivre. On peut estimer ici que Bezoulov s'inspire de l'appel au peuple caractéristique de la Russie.

Sur la souveraineté et la géopolitique.

Belouzov part du concept de souveraineté. Il estime que la souveraineté ne signifie nullement un isolement, ni une parfaite indépendance politique.La souveraineté implique que le pays souverain est capable d'attenidre les objectifs nationaux. Cette souveraineté peut être réduite par des alliances bilatérales et multilatérales. Ainsi, construisant des alliances bilatérales avec des pays amis, la Russie évite l'affrontement entre deux blocs antagonistes. Ce serait selon lui l'avantage d'un monde multipolaire sur un monde seulement animé par un bloc ou par l'animosité de deux blocs.

Sur l'opération militaire spéciale (en Ukraine)

La première exigence de l'Etat russe dans la SMO est d'assurer des moyens humains, techniques et industriels cohérents avec les buts de la SMO. La seconde exigence et d'adapter instantanément et de devancer les réactions de l'adversaire, notamment au point de vue technique.Belouzov a même déclaré : "Il est essentiel d’assurer la pleine intégration de l’économie des forces armées dans l’économie nationale au sens large. Compte tenu de l’objectif d’augmentation des dépenses de défense, qui dépassent désormais 6,7 % du PIB du pays, cette tâche est complexe et multiforme, impliquant principalement l’optimisation des dépenses militaires. Je tiens à souligner que l'optimisation ne signifie pas des coupes aveugles ; cela signifie accroître l’efficacité."

On peut à nouveau constater la différence de culture et de niveau intellectuel des dirigeants russes comparée à l'immense majorité des dirigeants occidentaux.


Revue C-Politix (c) 19 mai 2024