Une prémonition de Chesterton sur l'hérétique

Philippe Brindet - 07/08/2024

En 1906, Chesterton rassemblait dans un bref ouvrage des articles qu'il avait publié au cours des ans dans le quotidien britannique Daily News. Ce livre flamboyant, "Hérétiques", est agité d'idées qui ont traversé le temps sans encombre. Je lisais ce passage :

Au XV° siècle, un homme se voyait infliger la question parce qu'il prêchait une conduite imorale ; au XIX° siècle, nous avons fêté et encensé Oscar Wilde parce qu'il prêchait une même conduite, avant de lui briser le coeur dans un pénitencier parce qu'il l'avait mise en application. On peut se demander laquelle de ces deux méthodes était la plus cruelle, mais il ne peut y avoir de doute sur celle qui était la plus ridicule. ... Les idées générales dominaient autrefois la littérature. On les en a chassé au cri de "l'art pour l'art". Les idées générales dominaient autrefois la politique. On les a chassées au cri d'"efficacité".

Chesterton, op. cité, page 18

C'est vrai. Les idées générales qui ont été débattues par les grands intellectuels - et par d'autres simplement lettrés - sont devenues suspectes. D'abord, elles ne sont plus comprises.

Ainsi Georges Gusdorf écrivait du philosophe universitaire Lucien Brunsvick :

" Le Vrai, pour lui, s'écrivait avec une majuscule et se conjuguait avec le Bien et le Beau, par rapport auxquels il exerçait une sorte de droit d'aînesse. Les majuscules ne sont plus en usage aujourd'hui ; la vérité, la beauté, la moralité ne représentent plus des valeurs incontestées, mais des qualifications secondaires et occasionnelles, de caractère surtout polémique."
Georges Gusdorf, Le crépuscule des illusions. Mémoires intempestifs. (2002)

Que reproche t'on aux idées générales ?

En observant les productions réputées intellectuelles de nos contemporains, en observant les croyances floues qui les animent de plus en plus sans raison, on peut risquer les reproches suivants.

Tout d'abord, les idées générales sont beaucoup trop discutables. Et le contemporain déteste la discussion et repousse le débat. Pour lui, une idée respectable sert à représenter le monde et tout le monde doit s'accorder sur cette idée respectable. Sans contestation. Sans idée.

Un autre reproche fait aux idées générales tient à ce que leur établissement doit être pris en compte. Rien ne sert de les agiter, sèches de tout contexte intellectuel. Si le contemporain acceptait de considérer l'idée générale du "vrai", il serait effrayé des millions de points de vue qui s'affrontent à son sujet. Il serait dégoûté par le formidable paysage que l'idée du Vrai contraint de considérer. Or, le contemporain, de plus en plus, n'a plus ni le temps, ni la science qui lui permettraient d'étudier les tenants et les aboutissants de l'idée du Vrai.

Et de fait, les idées générales sont le plus souvent réduites à des étiquettes, vaguement accompagnées de slogans qui tiennent lieu de raison, de débat.

C'est pour cela que, selon un autre point de vue, les idées générales n'on jamais autant séduit les contemporains. C'est que la période qui se déroule de la première guerre mondiale à nos jours derniers cette époque terrible au début de laquelle Chesterton écrivait ses "Hérétiques", a consacré une victoire terrible de l'idéologie - des idéologies doit on dire - sur la raison. Les idéologies contemporaines abusent des idées générales. Elles s'en servent pour tromper le contemporain, l'enfermant dans leur brutalité, dans leur simplicité.

Mais les idées générales des idélogies de nos contemporains exigent la soumission des intelligences, le silence des consciences et l'esclavage du conformisme.Pire, les idéologies contemporaines conduisent à la perversion même des vieilles idées générales, parfois les rendant suspectes, souvent les remplaçant par des déviations qui leur paraissent voisines, puis qui s'y confondent. Les idées générales contemporaines remplacent la pensée et ses débats. Elles sont certaines, incontestables. Et fausses. Se diffusant dans la population avec l'ignorance et la barbarie.

Et Chesterton termine son live "Hérétiques", en 1905, par :

La grande marche de la destruction intellectuelle se poursuivra. Tout sera nié. Tout sera une croyance.

Revue C-Politix (c) 07/08/2024